5.
Mardi 11 heures. C’est l’heure de la grande réunion du service Société du magazine Le Guetteur Moderne. Elle se tient dans une sorte de gigantesque aquarium qui est le bureau de la chef de service Christiane Thénardier.
Celle-ci étend ses jambes gainées de bottes sur la table de marbre.
Une quinzaine de journalistes sont vautrés sur les grands divans en cuir. Afin de se donner une contenance, ils manipulent des journaux, des calepins, des stylos ou des ordinateurs portables.
— Voilà ce que veulent trouver nos lecteurs dans notre prochain magazine, alors on s’y met tous à fond, à fond, à fond. Allez, on ne pinaille pas. On s’engouffre dans la brèche béante. On fait un numéro spécial « Mort du Cyclope ».
Une rumeur d’approbation parcourt la petite assistance.
— La presse quotidienne ayant déjà ratissé tous les recoins du sujet, il va falloir trouver des reportages inattendus. Du neuf ! De l’Extraordinaire ! De l’Exclusif ! Alors on commence la tournée des suggestions fulgurantes. Maxime, c’est quoi ton idée ?
Elle désigne du menton le journaliste le plus près du radiateur sur sa droite.
— « Darius et la politique », propose-t-il.
— Trop banal. Tout le monde sait qu’il était courtisé par tous les partis. Et il a fait semblant de tous les soutenir sans en soutenir aucun.
— On peut développer. Il représentait le Français moyen. La France d’en bas. Les pauvres se reconnaissaient enfin un représentant officiel. C’est pour ça qu’il a été élu le « Français le plus aimé des Français ». On pourrait trouver un angle. Répondre à la question : « Pourquoi le peuple l’aimait-il autant ? »
— Précisément ; on risque de faire trop « populiste ». Pas de démagogie. Suivant. Alain ?
— « Darius et le sexe ». On pourrait effectuer la liste de ses conquêtes. Il a quand même eu pas mal de célébrités dans son lit. Et quelques-unes étaient plutôt photogéniques toutes nues. Ça pourrait donner un côté « excitant » à nos pages.
— Trop vulgaire. Ce n’est pas l’image de notre journal, nous ne sommes pas un magazine people. Et surtout les photos de paparazzis coûtent trop cher. Suivant.
Florent Pellegrini, le grand reporter des Affaires criminelles, lève son beau visage buriné par quarante ans de carrière et d’alcoolisme. Il articule tranquillement :
— « Darius et l’argent ». Je connais Stéphane Krausz, son ancien producteur, il se fera un plaisir de me raconter l’étendue de son empire économique. Darius possédait un vrai château en banlieue parisienne. Il avait développé des départements de Cyclop Production à l’étranger. Il gérait avec ses frères tous les produits dérivés et commençait à accumuler des revenus considérables. Je peux vous garantir que le cœur dans l’œil est un logo qui rapporte.
— Trop matérialiste. Autre idée ? Francis ?
— Les secrets de sa jeunesse difficile, comment s’est produit l’accident qui lui a fait perdre son œil droit. Et comment il a utilisé ce handicap pour en faire son symbole de reconnaissance. J’ai même un titre « La revanche du Cyclope ».
— Trop mièvre. En plus le côté « nostalgique, enfant malheureux handicapé qui a lutté pour se faire une place au soleil », ça fait « presse qui fait pleurer dans les chaumières ». Sans parler du fait que c’est vu et revu partout. Allez, donnez-vous du mal, l’enjeu est de taille. Creusez-vous la tête. Suivante. Clothilde ? Une idée ?
La journaliste se lève, en bonne élève.
— « Darius et l’écologie » ? Il a soutenu la lutte contre la pollution. Il a même défilé dans les manifestations contre les centrales nucléaires.
— Trop mièvre. Toutes les stars se disent écologistes de nos jours, c’est à la mode. Quelle idée médiocre. Je vous reconnais bien là, tiens.
— Mais madame…
— Non, il n’y a pas de « mais madame ». Ma pauvre Clothilde, vous avez toujours des idées nulles ou hors sujet. Vous perdez votre temps à vouloir être journaliste, vous seriez tellement mieux en… trayeuse de biques.
Quelques petits rires fusent, à peine retenus. Regard outré de l’intéressée piquée au vif.
— Vous… vous… vous êtes une…
— Quoi ? Je suis quoi ? Une salope ? Une chienne ? Une pute ? Je vous en prie trouvez l’expression exacte. Et puis si vous n’avez pas de meilleure idée que cette stupidité de « Darius et l’écologie » taisez-vous et arrêtez de nous faire perdre notre temps.
Clothilde Plancoët se lève d’un coup et s’en va en claquant la porte.
— Ah ! et en plus elle va aller chialer aux toilettes. Quel manque de nerfs. Et ça se veut grand reporter. Suivant. Autre idée fulgurante ?
— « Darius et les jeunes ». Il avait monté une école du rire et un théâtre pour mettre en valeur les jeunes talents comiques. C’étaient des entreprises à but non lucratif. Tous les bénéfices étaient réinvestis dans le soutien aux humoristes débutants.
— Trop facile. Il me faudrait quelque chose de plus piquant qui nous démarque des autres journaux. Quelque chose de vraiment surprenant que tout le monde ignore. Allez ! creusez-vous un peu la cervelle !
Les journalistes se regardent sans trouver une inspiration intéressante.
— Et si la mort de Darius… c’était un crime ?
La chef de rubrique Société Christiane Thénardier se retourne vers celle qui a prononcé cette phrase. C’est Lucrèce Nemrod, la jeune journaliste scientifique.
— Quelle idée débile. Sujet suivant.
— Attendez, Christiane, laissez-la développer son idée, suggère Florent Pellegrini.
— C’est complètement stupide. Darius assassiné ? Et pourquoi pas un suicide tant qu’on y est !
— J’ai un début de piste, annonce Lucrèce d’un ton neutre.
— Et c’est quoi votre « début de piste », mademoiselle Nemrod ?
Elle attend un peu, puis :
— Le pompier de l’Olympia qui était devant la loge au moment du décès de Darius. Cet homme déclare qu’il l’a entendu éclater de rire quelques secondes avant de s’effondrer.
— Et alors ?
— Selon lui, Darius aurait ri vraiment très fort, puis se serait écroulé d’un coup comme une masse.
— Ma pauvre Lucrèce, vous voulez faire de la concurrence à Clothilde dans le domaine des suggestions niaiseuses ?
Quelques journalistes chuchotent.
Maxime Vaugirard, toujours empressé à soutenir sa chef, rajoute :
— Un crime c’est impossible, Darius était dans une loge fermée à clef de l’intérieur, avec ses gardes du corps plantés devant la porte, ceux qu’on appelle les « Costards roses » et qui sont de vraies armoires à glace. Et s’il restait un doute, il n’y a pas la moindre blessure sur son cadavre.
La jeune journaliste ne se laisse pas décontenancer :
— Le fait que Darius ait éclaté de rire si fort quelques secondes avant sa mort… moi je trouve cela très bizarre.
— Et pourquoi donc, mademoiselle Nemrod ? Allez au bout de votre idée, s’il vous plaît.
— Parce qu’un comique rit rarement, répond du tac au tac la jeune femme.
La chef de service fouille dans son sac à main. Elle en sort une guillotine miniature. Puis elle extirpe un petit étui en cuir, en extrait un cigare, le renifle et le place sous la guillotine pour en décapiter l’extrémité.
Florent Pellegrini griffonne quelque chose sur un papier, comme s’il notait une idée.
La jeune journaliste scientifique prend son temps pour développer son argument.
— Les fabricants en général ne consomment pas les produits qu’ils fabriquent. Précisément parce qu’ils savent ce qu’ils contiennent. Les médecins sont les derniers à se soigner. Victor Hugo, pour expliquer qu’il ne lisait pas les autres romanciers, avait déclaré que « les vaches ne boivent pas de lait ».
Quelques collègues approuvent. Lucrèce Nemrod reprend confiance et poursuit :
— Les stylistes de mode sont souvent mal habillés. Et les journalistes… ne croient pas ce qui est publié dans les journaux.
Un nouveau murmure traverse la petite assistance, indiquant qu’elle a touché juste. Discrètement, Florent Pellegrini lui glisse le papier qu’il vient de griffonner. La jeune journaliste y prête à peine attention et poursuit :
— Parce que étant de la profession nous savons comment les informations sont manipulées, déformées, inexactes, alors on s’en méfie. Je pense que les comiques savent eux aussi comment les blagues sont élaborées et du coup il en faut beaucoup pour les faire vraiment rire.
Les deux femmes se défient du regard en silence.
D’un côté, Christiane Thénardier, chef de la rubrique Société du Guetteur Moderne : tailleur Chanel, chemisier Chanel, montre Chanel, parfum Chanel, cheveux teints en roux, œil noir recouvert de lentilles bleu clair. Vingt-trois ans de rédaction sur 52 ans d’âge. Beaucoup certifient qu’elle s’est élevée jusqu’à ce poste convoité grâce à son talent d’entremetteuse de couloirs. En effet, sans jamais avoir écrit un article, et pas davantage effectué la moindre enquête sur le terrain, elle n’a cessé de grimper. Certains chuchotent que c’est en couchant avec les directeurs de l’étage du dessus, mais vu son physique, la chose semble peu probable.
De l’autre, Lucrèce Nemrod, jeune reporter de 28 ans. Elle figure parmi les dernières arrivées au service Société, avec un statut de « pigiste permanente », spécialiste des thèmes scientifiques. Elle n’est pas titularisée. Elle a pourtant à son actif six années d’enquêtes sur le terrain et une centaine de reportages. La jeune femme est rousse elle aussi. Mais contrairement à sa supérieure hiérarchique, sa teinte est naturelle, en attestent les taches de rousseur qui criblent ses pommettes. Ses yeux en amande jouent avec le vert de l’émeraude. Quant à son visage au petit nez pointu, il évoque le museau d’une musaraigne, posé par un cou gracile sur un corps musclé et nerveux mis en valeur par une veste chinoise noire, brodée d’un dragon rouge transpercé d’une épée. Seules restent nues ses épaules rondes.
Christiane Thénardier allume son cigare et pompe en silence, signe chez elle d’intense réflexion.
— Le Cyclope assassiné, ce serait un sacré scoop, non ? reconnaît Florent Pellegrini. Et là on pourrait damer le pion aux quotidiens.
La chef de rubrique lâche enfin une longue volute de fumée.
— … Ou perdre toute crédibilité et devenir la risée de tout Paris.
Elle fixe la jeune journaliste qui ne baisse pas les yeux. Et dans cet échange muet passe la même animosité qui meut depuis toujours les prétendants au pouvoir en place : Alexandre le Grand défiant son père Philippe II de Macédoine, Brutus fixant César avant de le poignarder, Daniel Cohn-Bendit toisant le CRS en 1968. Et l’idée, toujours la même, habite l’esprit du plus jeune : « Dégage, vieux croûton, tu as fait ton temps, c’est moi qui représente le futur. »
Christiane Thénardier le sait. Elle est assez intelligente pour savoir comment se terminent ces joutes : rarement à l’avantage du plus âgé. Lucrèce aussi le sait.
L’éducation, pense-t-elle, puis la hiérarchie au sein de l’entreprise ne servent finalement peut-être qu’à ça : forcer les jeunes à la patience d’attendre que les vieux incompétents aient terminé de jouir du pouvoir avant de piquer leur place.
— La mort du Cyclope… un crime ? répète la Thénardier, songeuse.
Déjà les journalistes se murmurent des quolibets à l’oreille. Le ton est à la moquerie. Il faut savoir montrer allégeance aux tenants du pouvoir.
La chef de rubrique se redresse et écrase d’un coup son cigare.
— Très bien, mademoiselle Nemrod, je vous autorise à enquêter. Deux recommandations cependant. Tout d’abord je veux du sérieux, des preuves, de vrais témoignages crédibles, des photos, des faits qui se recoupent et sont avérés.
Hochements de tête des journalistes qui apprécient l’autorité naturelle du chef.
— Seconde règle : « Surprenez-moi ! »